Les vies posthumes de l’art du réseau (1ère partie)

Par Emmanuel Guez, Morgane Stricot, Lionel Broye, Stéphane Bizet, 2017-2019. Article initialement publié en anglais, sous le titre « The afterlives of network-based artworks », dans The Journal of the Institute of Conservation, vol. 40, issue 2, 2017. Remanié et augmenté pour son édition française par Emmanuel Guez dans PAMAL, Code X, 3615 Love, Orléans, Hyx, 2019. Remerciements aux éditions Taylor & Francis, à Jonathan Kemp et George Cooper et aux Éditions Hyx qui ont autorisé la présente publication.


Au printemps 2015, PAMAL conçoit une exposition intitulée « Une archéologie des média ». En entrant dans l’exposition, le visiteur est invité à découvrir une oeuvre d’art Internet de 1997, Les Secrets de Nicolas Frespech. Achetée par le Fonds Régional d’Art Contemporain Languedoc-Roussillon (FRAC) (désormais appelé Occitanie), l’oeuvre consiste à demander à l’internaute de livrer ses secrets par l’intermédiaire d’un site Web. C’était avant Facebook, avant Twitter. On imagine la teneur des contenus. Et dès qu’un secret est sur Internet, ce n’est plus un secret. Cette oeuvre a été l’objet d’une histoire politique dans le sud de la France. Le Front National qualifie l’oeuvre de « site poubelle ». Fort de sa position au sein de la Région Languedoc-Roussillon, il obtient la fermeture du site. Le 21 janvier 2002, Michel Kotas, directeur général des services de la région Languedoc-Roussillon, informe Nicolas Frespech que le site sera fermé et que l’oeuvre rejoindra les réserves du FRAC, « en attendant que soit trouvée une solution qui réponde aux observations de la Chambre régionale des comptes, et soit conforme à la mission de service public de la collectivité régionale. » La société hébergeant le site Web supprime les données, sans aucune sauvegarde. En 2015, notre visiteur venu découvrir ou revoir Les Secrets trouve en lieu et place une page Web avec l’inscription « NOT FOUND. L’URL/secret demandé n’a pas été trouvé sur ce serveur ».

Aujourd’hui, que reste-t-il de cette oeuvre d’art ? Le site original n’est plus accessible et, surtout, n’est plus alimenté par de nouveaux secrets. Dans la mesure où la conservation d’un site web implique la conservation du nom de domaine et de l’hébergement des données, il ne reste plus grand chose de l’oeuvre de Nicolas Frespech. Pour donner une idée de ce que représente la fermeture d’un site et de sa base de données, l’exposition présente des captures d’écran du site « Internet Archive » au moment de la censure du site de Frespech : le site a disparu des écrans radar de l’institution américaine chargée d’archiver l’Internet. Cette histoire malheureuse n’est pas seulement une histoire de censure politique, mais elle est aussi révélatrice de la difficulté, pour une structure institutionnelle, à comprendre ce que sont l’art Internet et l’art des réseaux en général. À la demande du FRAC, l’artiste avait fourni un objet au moment de l’achat : un CD-ROM et un ZIP. Ceux-ci ne contiennent pas la base de données, qui s’est nourrie des contributions des internautes. L’oeuvre originale est donc irrémédiablement morte. Par chance, le site Web de Frespech a été reproduit, ou, pour être plus précis, encapsulé sur un serveur à Lyon en 2001. L’oeuvre n’est plus fonctionnelle mais reste lisible en étant figée pour en permettre la lecture et maintenir un accès. Ce cas soulève plusieurs questions : comment restaurer une oeuvre d’art du réseau ? La perte de données recueillies sur Internet entraîne-t-elle la destruction de l’oeuvre ? Faut-il aborder les oeuvres d’art du réseau comme un art éphémère, allographique, comparable à l’art de la performance ? Autrement dit, s’agit-il de seulement préserver les effets de l’oeuvre plutôt que d’en conserver les matérialités ? La documentation constitue-t-elle alors une méthode satisfaisante de conservation ? Plus généralement, la conservation et la restauration des arts numériques doivent-elles être traitées selon des critères spécifiques ou comme les oeuvres de l’art contemporain ?

Méthode(s)

Du 14 novembre au 31 décembre 2016, une discussion sur la liste de diffusion JISC Mail New-Media-Curating, un forum international « pour ceux qui s’occupent de la conservation, de l’exposition, de l’archivage ou de l’interprétation des arts des nouveaux médias » [NEW-MEDIA, 2016], porte l’intitulé suivant : « Méthodes d’étude de la (post)-vie de l’art sur Internet ». Réunissant quelques grandes figures de la conservation des arts du réseau du monde anglo-saxon, la discussion est proposée par Karin de Wild de l’université de Dundee. Comme De Wild le souligne dans son introduction, l’art Internet – l’art du réseau en général – est non seulement le parent pauvre de l’ histoire de l’art mais aussi des études des arts numériques. Au moment où Rhizome, l’une des plus célèbres institutions de diffusion de l’art Internet, publie sur le Web une Net Art Anthology, Karin de Wild soulève cette question sans équivoque : « Malgré les nombreuses manifestations d’une oeuvre d’art en ligne, est-il possible de formuler une liste d’éléments clés, qui doivent être étudiés en détail, pour mieux comprendre les oeuvres d’art en ligne pionnières (leur vie et leur après-vie) ? ». La vie et l’après-vie. La formule est révélatrice. Les oeuvres du réseau sont éphémères. Il s’agit donc nettement moins de les conserver que de penser leur vie d’après.

Analyser les échanges de cette liste est éclairant. Le but recherché est tout autant de constituer un « état de l’art » que de mettre au jour les présupposés philosophiques des pratiques et théories actuelles. De ce point de vue, les discussions de la liste résument la totalité des doctrines existantes.

S’agissant de la conservation et restauration des oeuvres d’art numérique, le discours (théorique et pratique) repose sur la conception que ces doctrines se font du « numérique », qui est un concept relevant aussi bien du domaine de la technique que de la culture. Le « numérique », comme l’on dit, désigne pêle-mêle des appareils, du code, des usages, des histoires, des normes et des effets culturels. Cet ensemble repose en grande partie sur l’industrie. Il n’existe de média opératoires qu’industriels et ceux-ci sont produits dans un mode capitaliste, qui ne peut fonctionner que sur un cycle de production / destruction. Plus ce cycle est rapide, plus le capital se rémunère. Aussi bien d’un point de vue théorique que pratique, PAMAL part de cet état de fait : l’art numérique est par nature industriel et il obéit à sa logique temporelle et matérielle, qui se traduit par l’obsolescence rapide du hardware et du software informatique.

Ainsi le sous-texte des débats sur la conservation-restauration des oeuvres d’art numérique porte en réalité sur la logique de l’émergence et de l’obsolescence des machines numériques pensées sur un mode industriel. Et c’est précisément cette logique que PAMAL cherche à analyser. Pour cela, PAMAL cherche à reconstruire des oeuvres d’art numériques avec les logiciels et matériels d’origine. Ce qui intéresse PAMAL c’est de travailler sur des oeuvres dont il ne reste que des témoignages, quand les données et les logiciels ont été perdus, et / ou quand le matériel est introuvable. La méthode s’apparente à de la rétro-ingéniérie. Parfois la reconstruction échoue en partie. Ces « parties » ou lacunes sont centrales pour PAMAL, car elles sont révélatrices de ruptures dans l’histoire des média techniques, c’est-à-dire des appareils d’enregistrement, de stockage et de traitement de données [KITTLER, 1986], dont l’ordinateur et les réseaux sont l’actuel aboutissement.

Par ses recherches sur la conservation et la restauration des arts média-techniques, le groupe, composé d’artistes, de conservateurs-restaurateurs, de théoriciens des média et d’ingénieurs, développe au tant une « doctrine » médiarchéologique de la préservation des arts numériques qu’une théorie de l’archive, de l’ histoire matérielle des média et de la création artistique au sein de l’environnement numérique dont il cherche à mesurer les effets. Ses travaux sont tout autant théoriques que pratiques, les premiers se nourrissant des seconds et réciproquement. Pendant ses opérations de reconstruction, le laboratoire est souvent confronté à penser la mort de l’oeuvre. L’expression problématique le conduit alors à inventer le design des vies posthumes des oeuvres média-techniques.

Faut-il préserver et restaurer les œuvres d’art du réseau ?

Dans la liste de diffusion New-Media Curating, l’artiste Simon Biggs revient sur la pertinence même de la préservation de ces oeuvres. Il rappelle que l’art Internet – tout au moins celui des années 1990 – cherchait à échapper à toute idée de préservation. En effet, « beaucoup d’artistes qui ont choisi de travailler avec l’Internet et les média connexes à la fin des années 80 et au début des années 90 l’ont fait parce qu’ils voulaient opérer dans un contexte qui n’était pas canonisé par le monde de l’art et qu’ils se considéraient comme des résistants à un tel processus ». C’est notamment le cas des artistes travaillant avec le réseau Minitel et plus tard avec le World Wide Web (WWW) de Tim Berners Lee, déposé dans le domaine public en 1993. Pour les artistes de l’Internet des années 1990, le réseau est en effet à la fois un médium artistique et un lieu de diffusion de l’art qui se suffit à lui-même. C’est un art de l’espace public, à l’image du street art ou, dans une moindre mesure, des arts de la rue. Si la question de la préservation de cet art se pose aujourd’hui, c’est parce que des institutions muséales ont intérêt à le canoniser. Toutefois, l’oeuvre elle-même ne saurait être conservée, écrit Biggs : « Il en résulte que le musée ne conserve qu’une ombre de l’oeuvre, et non l’oeuvre elle-même. C’est ce que les musées ont tou jours fait : conserver les fantômes culturels, la vie aspirée par le processus de canonisation ».

Dans le même ordre d’idée, le théoricien des média Dieter Daniels, qui a dirigé par ailleurs un ouvrage sur la question de la conservation des oeuvres pionnières du net.art [DANIELS, 2010] s’étonne que l’on parle de préserver l’art Internet alors que le monde de l’art en est déjà au Post-internet [MCHUGH, 2011 ; OLSON, 2014 ; VIERKANT, 2010]. Le numérique et les réseaux sont aujourd’hui partout et agissent sur la moindre parcelle de notre vie quotidienne. Pour Daniels, la création et la préservation n’y échappent pas : « Pour les « digital natives », l’idée de préservation ne semble pas pertinente : les contenus en ligne sont dans le « Cloud » … sous-traités à de grandes entreprises telles que Google (y compris Youtube), Facebook, Apple etc. ». Au début de l’art Internet, la préservation n’était pas un sujet, l’art étant pensé comme processus, de surcroît opposé à toute marchandisation et donc à toute préservation. Parler d’une oeuvre d’art numérique unique, c’est perdre sa contextualisation, parfois même son sens, et l’atmosphère de son époque.

De son côté, l’artiste multimédia Shu-Lea Sheang ne peut que constater la disparition de nombreuses oeuvres de ces années « pionnières » (c’est-à-dire les années 1990). Celles qui sont tou jours accessibles ont en réalité été refaites pour s’adapter au Web actuel. En réponse à Biggs, la conservatrice Annet Dekker souligne qu’avant même toute finalité institutionnelle de préservation des collections, il importe de transmettre une histoire
et il n’est jamais trop tard pour cela. C’est la raison pour laquelle – et c’est notamment le cas au sein de PAMAL –, de nombreux artistes, et non seulement des commissaires d’exposition ou des conservateurs, se préoccupent aujourd’hui des questions de préservation. À une période où certains pionniers et pionnières de l’art Internet en viennent à malheureusement mourir, emportant avec eux leurs archives et leurs secrets, il est urgent de traiter la question de la transmission de tout un pan de la culture artistique et du réseau des années 1980-2000. Bien que ces oeuvres n’existent plus, leur « mémoire » est indispensable à l’art et la théorie actuels, traversés par un environnement culturel qu’il est urgent de comprendre.

Préserver les arts numériques comme la performance ?

Le commissaire d’exposition Richard Rinehart considère que la préservation de l’art Internet n’a rien de spécifique par rapport à celle des arts des nouveaux média en général. Chez Rinehart, comme chez Simon Biggs et Dieter Daniels, le contexte de l’oeuvre est crucial. Selon lui, l’art numérique (et sa signification) repose sur la triple articulation économie-culture-industrie. Cela vient justifier, pour Rinehart et la théorie des médias variables, le fait que la préservation de ces oeuvres passent par leur ré-interprétation à l’aune d’un contexte qui ne cesse de changer. Plus encore, Jon Ippolito considère l’oeuvre originale soit comme un enregistrement <recording>, soit comme une partition <score> en vue d’une ré-interprétation ultérieure, dans un sens qui entraîne l’art Internet du côté de la performance.

L’idée que la préservation de l’art de la performance puisse servir de modèle à l’art du réseau (et l’art numérique en général) a été largement débattue entre 2000 et 2010 [AUSLANDER, 2005 ; MACKENZIE, 2005] et a été particulièrement développée dans un article influent de Pip Laurenson [LAURENSON, 2006]. Abordant les trois concepts fondamentaux de la conservation-restauration « traditionnelle » – authenticité, changement et lacune – Laurenson a montré comment l’art des média (c’est-à-dire, selon elle, la vidéo, le son, les arts informatiques) est basé sur le temps de façon semblable à la musique et que les modèles connexes de partition et d’interprétation peuvent être utilisés pour « déterminer ce qui, dans l’identité de ces oeuvres, est important à préserver ».

On doit à Laurenson d’avoir popularisé l’idée que les arts numériques sont basés sur le temps. S’agissant des arts du réseau, il est vrai que contrairement à la croyance populaire, l’Internet n’est pas seulement un espace public mais aussi du temps, qui se décline sur trois échelles différentes : 1) le temps humain (que l’on passe avec sa machine) ; 2) le temps de machine(s) à machine(s) qui est le temps nécessaire pour la communication entre les machines et le traitement des données ; 3) l’obsolescence de la machine. L’art du réseau de ce point de vue est donc un art basé sur le temps. Pour cette raison, Laurenson soutient que « les oeuvres d’art sur support temporel sont comme des événements et s’apparentent à des oeuvres allographiques dans la mesure où elles sont créées en deux phases ». Dès lors, leur conservation doit aller au-delà de l’idée d’objet. Elle doit comprendre, pour chaque installation, les instructions de l’artiste, la documentation et une connaissance approfondie de son contexte de production afin que cette oeuvre puisse être rediffusée de multiples façons à l’intention de son auteur.

Un peu avant l’article de Laurenson, Richard Rinehart, inventeur du Media Art Notation System (MANS), compare explicitement le code de l’oeuvre numérique à une partition musicale [RINEHART, 2005]. Dans le même esprit, Peter Weibel considère le mouvement artistique Fluxus des années 1960 comme préfigurant l’art algorithmique en raison de leur utilisation de jeux d’instructions [WEIBEL, 2007]. Au sein de la liste, Jon Ippolito, commentant les protocoles de Fluxus, estime de son côté que les comparaisons de Rinehart et Weibel sont fructueuses : « Penser l’art Internet comme une performance permet de légitimer la ré-interprétation comme un moyen de le maintenir vivant ».

Vivant: il n’est plus question d’après-vie. D’un point de vue biologique, le vivant ne s’oppose pas à la mort, le phénomène de mort faisant partie intégrante du vivant (par exemple des cellules). Du point de vue de la théorie de la ré-interprétation, une oeuvre d’art numérique a en quelque sorte plusieurs vies. L’art numérique est un art vivant, comme les arts du spectacle « vivant » ou du « live », dont le nom, selon Philip Auslander [1999], est apparu au moment de la naissance de l’enregistrement. Il permettait de distinguer la musique en direct, « live », de la musique diffusée en différé, enregistrée. Si bien que « le “vivant” se définit comme “ce qui peut être enregistré”. » Selon Clarisse Bardiot, « l’expression même de « spectacle vivant » est liée à une confrontation des arts de la scène à des technologies de médiation, de « reproductibilité », pour reprendre le terme de Benjamin » [BARDIOT, 2013]. C’est donc non sans une certaine ironie, ou un paradoxe, que d’espérer que l’art numérique puisse demeurer « vivant ». Il n’existe aucune machine d’enregistrement plus puissante que l’ordinateur. Et pourtant, sa fragilité, en raison de l’obsolescence matérielle et logicielle, fait naître des phénomènes de mort, au point que l’on associe désormais la conservation de ses oeuvres à celle du spectacle vivant.

Considérant l’art numérique comme un spectacle « vivant », il s’agit de « garder les bits vivants » à travers l’ élément performatif de l’oeuvre par l’exécution de son code [INNOCENTI, 2013]. En d’autres termes, le véritable interprète est la machine elle-même, et selon Matthew Kirschenbaum, cette approche de la préservation des arts numériques se justifie en raison de la nature même de l’ordinateur : « tout comme nous ne pouvons jamais nous baigner deux fois dans le même fleuve, nous ne pouvons jamais accéder exactement de la même manière à un fichier numérique, puisque son « activation » (métaphoriquement parlant) se trouve dans la mémoire vive (RAM) qui est toujours distincte de l’emplacement des données dans la mémoire morte (ROM) des ordinateurs » [KIRSCHENBAUM, 2013]. Dans la liste, Kirschenbaum affirme ainsi que « la conservation des objets numériques est logiquement inséparable de l’acte de leur création », et par conséquent « leur préservation est création – et re-création. »

Le turc mécanique

L’idée que la préservation des arts numériques puisse être apparentée à celle des arts de la performance reçoit une première critique. Celle-ci vient de l’artiste Martine Neddam (a.k.a. Mouchette). Dans la liste de diffusion, c’est Annet Dekker qui relate la pensée de Neddam. Mouchette est néanmoins intervenue publiquement à deux reprises sur la question de la préservation de l’art Internet, une première fois à la conférence UNFOLD à Amsterdam, organisée par le LiMa (Gaby Wijers et Lara Garcia Diaz), la seconde lors de la journée d’étude du 27 octobre 2016 aux Beaux-Arts de Paris, co-organisée par Emmanuel Guez et Alexandra Saemmer.

L’oeuvre d’art Internet emblématique des années 1990, mouchette.org, est une oeuvre complexe, comprenant un très grand nombre de déclinaisons, de sites et sous-sites, de contributions et par conséquent une base de données extrêmement riche. Pour Neddam, la préservation de l’oeuvre consiste premièrement en la conservation de cette base de données qui ne cesse de grandir. C’est là un premier argument contre la méthode de la ré-interprétation. Celle-ci, argumente Neddam, présuppose un original qui ferait trace (enregistrement ou partition, peu importe), servant alors de base à une ré-interprétation. Or, dans le cas de mouchette.org, et Neddam ajoute que c’est le cas pour toutes les oeuvres d’art Internet fondées sur des bases de données (comme c’était le cas avec Les Secrets de Frespech), il n’y a pas d’original, l’oeuvre étant en perpétuelle mutation. Autrement dit, mouchette.org est une oeuvre qui, en elle-même, est continuellement réinterprétée. En deux mots, une telle oeuvre est une performance sans fin.

Dans l’une de ses contributions à la liste de diffusion, Annet Dekker raconte comment le Stedelijk Museum (Amsterdam) et le MOTI (Breda) ont fait l’acquisition de mouchette.org. Compte tenu de sa complexité et de sa dimension générative, il a été impossible pour le Musée d’acquérir la totalité de l’oeuvre. En conséquence, Neddam a proposé de vendre au musée une version figée (apparemment encapsulée), un site miroir daté de la fin des années 1990, accompagné d’une documentation contenant des captures d’écrans et une vidéo expliquant le fonctionnement du site), à la manière du Webrecorder de Dragan Espenschied. En effet, l’administration de la base de données est la clef de la compréhension de l’oeuvre. Il y a, selon Neddam, un “turc mécanique” dans la machine, faisant ici allusion au joueur d’échec de Van Kempelen. Certaines pièces au sein du site supposent une intervention humaine pour fonctionner. Seule l’artiste est capable de le faire. La préservation de l’oeuvre passe alors par la transmission orale de ce savoir-faire à un tiers, ce à quoi s’emploie Martine Neddam, parlant alors de « préservation générative » [NEDDAM, 2016].

Contre l’argument de Neddam, Jon Ippolito revient dans la liste de diffusion sur sa distinction entre partition et enregistrement, lesquels peuvent être « mobiles », mais différemment. Une partition est un support statique, mais qui peut être plus dynamique qu’un enregistrement quand il s’agit de préservation, car il dé clenche alors une « activité ». Selon la théorie des médias variables, les enregistrements encouragent le stockage et la migration, tandis que les partitions encouragent l’émulation et la ré-interprétation. Qu’en est-il dans le cas de mouchette.org ? Jon Ippolito formule l’hypothèse que l’oeuvre ne relève ni de l’enregistrement ni de la partition, mais constitue une « matrice », c’est-à-dire un environnement structuré contenant les éléments constitutifs d’une vie future de l’oeuvre, c’est-à-dire des instructions lisibles par l’humain et la machine, complétées par des enregistrements d’écran et des documents interprétatifs destinés à fournir un contexte permet tant de savoir comment ces instructions doivent être « performées ».

Préserver les arts du réseau comme les arts ethnographiques ?

La stratégie de la ré-interprétation reçoit le soutien de Liza Swaving, conservatrice spécialisée dans les objets ethnographiques au Research Center For Material Culture (Amsterdam), qui cite le sociologue Steve Woolgar [1996] d’après qui les technologies peuvent être considérées comme des artefacts culturels qu’il faudrait conserver comme des oeuvres. Dans la liste de diffusion, Swaving reprend cette comparaison pour se demander « quelles sont les formes d’éphémérité existantes dans les collections ethnographiques ». Elle prend pour exemple la préservation d’un lamak, un objet rituel funéraire, éphémère par définition, pour lequel tout acte de conservation est contradictoire. Certains lamak sont d’ailleurs fabriqués avec des matériaux délibérément choisis pour se dégrader. Sur ce point, Swaving convoque la théoricienne de la performance et anthropologue Barbara Kirshenblatt-Gimblett [1988], pour qui ce type d’altération transforme l’objet ethnographique en fragments. De la plupart des oeuvres d’art Internet des années 1990, il ne reste en effet que des fragments. Reprenant la distinction de Jon Ippolito (les oeuvres d’art sont soit des partitions, soit des enregistrements, soit des matrices – pour le cas de mouchette.org), Swaving estime qu’en abordant le lamak – et l’art Internet – comme une partition fragmentaire, ce dernier conserve son sens en portant avec lui «un savoir et des idées qui peuvent être activés et réinterprétés dans de nouveaux contextes sociaux et culturels, lui permettant ainsi de demeurer en vie.»

Répondant à la fois à Liza Swaving et Jon Ippolito, l’artiste et chorégraphe Johannes Birringer admet que, comme pour un lamak, l’éphémérité peut constitutivement faire partie de la matérialité de l’oeuvre elle-même. Toutefois, cela reste discutable concernant les arts du réseau, qui n’ont été pensés ni pour la préservation ni pour l’éphémérité. Il suffit de constater aujourd’hui les démarches engagées par quelques Net artistes, comme Shu-Lea Sheang ou Martine Neddam, pour la préservation de leurs oeuvres pour comprendre que ce souci n’existait pas dans les années 1990. S’agissant de la performance, la ré-interprétation, quelle qu’en soit la forme («proliferative re-creations», «re-enactments», «delegated performances»), est presque toujours un échec. Citant le cas de Cut Piece de Yoko Ono et la rétrospective de Marina Abramovic au MoMA (The Artist is Present en 2010), Birringer souligne que la ré-interprétation de ces performances a seulement montré qu’elles avaient perdu leur sens en étant coupées de leur contexte artistique et culturel. Si, aux yeux de Birringer, les performances peuvent en effet être considérées comme des « fragments ethnographiques », comme toutes les oeuvres relationnelles et sociales (et, donc, comme les oeuvres d’art Internet ou télématiques), il ne semble guère possible en revanche de conserver, comme pour le lamak, ce qui justement les rend vivantes, à savoir « les immatérialités artistiques et leurs appareils
physico-infrastructuraux-techniques complexes » qui forment leur contexte, et cela même à travers différentes versions.

« Aucune stratégie de préservation ne fonctionne pour toutes les formes d’expression culturelle » répond Jon Ippolito à Johannes Birringer. Si l’exemple du lamak, dont les balinais pensent qu’il peut être recréé au besoin, est fécond pour argumenter en faveur d’une certaine forme de ré-interprétation, la sculpture malanggaise ne l’est pas moins, mais cette fois, pour concevoir une autre forme de préservation, que nous pourrions qualifier de dissémination et que Ippolito appelle «génération proliférative».

L’anthropologue britannique Marilyn Strathern [2011] a montré comment, au cours d’un spectacle public, les malanggais de Papouasie-Nouvelle-Guinée détruisent une sculpture, afin qu’à nouveau ils puissent la recréer de mémoire. Certes, ajoute Jon Ippolito, « une figure malanggaise sculptée dans le bois et faites de coquilles n’est pas aussi éphémère qu’un lamak fait de feuilles de palmier – ou bien un site Web fait de HTML et Perl ». Mais le fait que chaque génération puisse (et doive) recréer cette figure montre que cette «préservation proliférative» agit «en tant que mécanisme permettant de tisser des liens entre les gens de tous les clans et de toutes les générations ».

Ainsi, selon Ippolito, l’analogie entre « fragments ethnographiques / performances / art Internet » s’avère-t-elle féconde pour théoriser la préservation de ces objets par leur recréation. Celle-ci peut prendre différentes formes : par la ré-interprétation (faisant alors du conservateur un artiste interprète ou de l’artiste interprète un conservateur), ou par la préservation proliférative. L’expression renvoie sans ambiguïté à la génération proliférative des cellules et à la dissémination des graines. Il s’agit de permettre à n’importe quel artiste de s’approprier une oeuvre pour la conserver. Ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes de droits que nous n’évoquerons pas ici. Cette idée présente l’avantage – pour ce qui concerne les oeuvres d’art Internet – de ne faire dépendre l’oeuvre ni d’un lieu de stockage unique (forcément fragile et obsolète) ni de l’attention d’une seule ou d’une poignée de personnes (comme c’est le cas chez Martine Neddam).

L’analogie avec le fonctionnement du vivant a été développée ailleurs par Ippolito, dans son ouvrage commun avec Richard Rinehart [2014]. Au cours des discussions, Annet Dekker utilise de son côté les métaphores du « compostage » (une expression que l’on trouve aussi chez Shu-Lea Sheang) et du « germe ». Une oeuvre d’art – et plus encore une oeuvre d’art numérique –, étant « réductible » d’une certaine manière à une partition ou à un enregistrement, est en dernière analyse du code. N’hésitant pas à mettre en parallèle le code génétique et le code informatique, Jon Ippolito soutient que la préservation par prolifération (et donc dissémination) se justifie donc par la nature même de l’oeuvre.

Préserver le code par le versionnage ?

Concept, partition, code, telle est la trilogie de la préservation-ré-interprétation des oeuvres d’art numériques selon la théorie des médias variables. La stratégie de la ré-interprétation, comme de l’émulation, ou le fait de considérer les oeuvres d’art comme des partitions ou des enregistrements, reposent sur une conception immatérialiste de l’art (que l’on trouve par exemple chez Lucy Lip pard [1973]) où l’ambition est de préserver « l’âme » de l’oeuvre et non le « corps » matériel [GUEZ, 2019b]. Autrement dit, ces stratégies reposent sur une conception immatérialiste et dualiste du fonctionnement des ordinateurs.

Même lorsque les conditions matérielles de l’oeuvre sont jugées importantes ou décisives, le matériel est souvent sacrifié. Par exemple, dans son article « The Myth of Immateriality – Presenting & Preserving New Me dia » [2006], tout en écrivant que l’art numérique est éminemment matériel et que les machines ont à la fois un effet sur les artistes et leurs oeuvres d’art, Christiane Paul soutient tout de même que ces machines devraient être « oubliées » afin de préserver correctement les oeuvres, ajoutant que « la stratégie la moins élégante et la moins pratique pour aborder cette situation consiste à collecter les logiciels et le matériel qui feraient de toute institution ou organisation artistique un « musée de l’ informatique ». Paul privilégie l’émulation. Les oeuvres ne doivent être traitées par la rétro-ingénierie qu’afin de recréer des mises à niveau vers une plateforme ou un support plus récents. Dans un article de 2010, Paul reprend à son compte la nature temporelle de l’art en réseau, observant que « toute oeuvre d’art basée sur le temps, telle que la performance, est essentiellement éphémère et continue souvent à exister uniquement dans sa documentation » [PAUL, 2010].

Le code serait alors la première source de la documentation d’une oeuvre. Mais à quelle condition le code peut-il être préservé ? Pour cela, le code source doit demeurer lisible par les ordinateurs actuels. Une des méthodes les plus courantes consiste à en figer les évolutions. Sans les livres, nous ne pourrions pas savoir que la langue française a évolué ces derniers siècles. C’est pour cette raison qu’est né le préjugé selon lequel les sociétés orales n’évoluent pas. Bien connu des informaticiens, le versionnage consiste à tracer les évolutions d’un programme. Annet Dekker, dans sa présentation, sur la liste de diffusion, de l’acquisition de mouchette.org par le Stedelijk Museum et le MOTI, précise que l’artiste préfère parler de « version » de l’oeuvre plutôt que « d’édition ». Le directeur artistique de Rhizome, Michael Connor, également invité par De Wild à participer aux discussions, attire l’attention de la liste de diffusion sur le travail du responsable de la préservation des arts numériques de Rhizome, Dragan Espenschied, sur The File Room d’Antoni Muntadas. Le site, une oeuvre de 1994, c’est-à-dire au tout début du Web, était visible dans une installation présentée à maintes reprises entre 1994 et 1996. Hébergé et préservé depuis 2001 par le National Coalition Against Censorship, le site est désormais accessible sur la plateforme de Rhizome. Il aurait été simple d’encapsuler le site, comme ce fut le cas pour Les Secrets de Nicolas Frespech. Mais pour Muntadas, le site doit continuer à accepter les contributions des internautes. Espenschied a alors créé une « version » du site qui permet de figer son architecture d’origine (et ses tics de langage si l’on peut dire, qui se manifeste par exemple, par une curieuse balise HTML restée ouverte, « TR> », sur la page d’accueil du site) tout en lui permettant de fonctionner de manière dynamique avec les navigateurs et le réseau de 2019. À chaque cas, sa méthode ? À la question de savoir s’il est possible de faire avec mouchette.org ce que Espenschied a fait avec The File Room, Michael Connor, sur la liste, répond par la négative. La différence entre The File Room et Mouchette (et, ajouterons-nous Les Secrets) est que, contrairement à Neddam et Frespech, Muntadas n’a jamais souhaité vérifier et traiter lui-même les contributions des internautes.

Une autre manière d’aborder la conservation du code source consiste justement à prendre le problème à la source. Afin d’archiver les étapes de leur travail, de très nombreux informaticiens et programmeurs utilisent depuis une dizaine d’années le logiciel libre de gestion de versions décentralisé GIT. Il est important qu’il soit libre car il permet à une communauté de le maintenir en vie. La théoricienne française de la conservation du Net Art Anne Laforet a développé l’idée d’une conservation des arts du réseau – et des arts et littératures numériques en général – par des dépôts GIT [LAFORET, 2016]. Le logiciel permet non seulement de travailler à plusieurs sur un même programme, mais, surtout, « fixe » ses différentes versions, marquant toutes les modifications et autorisant par là-même de revenir à n’importe quelle version qui serait plus compatible avec tel ou tel système logiciel ou matériel. La réversibilité est ainsi assurée. Le logiciel a inventé une nouvelle manière de penser la durabilité par l’archivage automatisé de ses versions. Il permet aussi d’appréhender le stack (l’empilement) des couches de langages nécessaires au fonctionnement du programme, et donc de l’oeuvre.

Nous relevons, quant à nous, qu’il est de moins en moins rare que les artistes procèdent eux-mêmes à un tel auto-archivage. Sans doute est-ce le résultat d’un double effet, venant à la fois de la culture des logiciels libres et de la prise de conscience de la place de l’art Internet dans le monde de l’art. Dans la liste de diffusion, Mike Stubbs rappelle que les artistes des média temporels ont longtemps fait le choix de ne pas documenter leur
travail avant d’ajouter ceci : « Ce n’est qu’avec le recul (et lorsque certains d’entre nous sont devenus institutionnels) que nous avons ressenti le besoin de saisir l’éphémère ou d’être inclus dans l’histoire (artistique) ». Le procédé offre aux conservateurs la possibilité de maîtriser l’évolution du code de l’oeuvre à travers le temps. Autrement dit, par son adaptabilité (interopérabilité), le versionnage garantit une certaine stabilité sans faire tomber dans l’oubli le code source original.

Si la stratégie du versionnage permet de rendre justice à l’acte d’écriture au sein de l’oeuvre en ne remplaçant pas un code par un autre, elle introduit en revanche implicitement une hiérarchie entre le code et ses conditions matérielles. Comme si, in fine, l’écriture de l’oeuvre relevait de l’idée pure, immatérielle, indépendante de ses machines d’écriture. La théorie des média, de Marshall McLuhan à Friedrich Kittler, a pourtant montré combien les matérialités du livre, du gramophone, du film, de la machine à écrire avaient agi sur la manière d’écrire, d’entendre et de voir. De Simon Biggs à Johannes Birringer, la quasi-totalité des intervenants dans la discussion proposée par Karin de Wild mentionne l’importance du contexte de l’oeuvre. Il n’y aurait rien de nouveau à cela si, s’agissant des média numériques, la notion de contexte ne recouvrait pas quelque chose de spécifique. Comme pour toute oeuvre, l’oeuvre d’art Internet naît dans un contexte historique et culturel, bref dans un certain monde de l’art. Mais ce n’est pas tout. Les oeuvres d’art Internet dépendent des systèmes logiciels, de l’empilement des logiciels et de leur compatibilité, des protocoles, d’une infrastructure des réseaux, des enjeux industriels, économiques et idéologiques. Pour les tenants de la ré-interprétation, c’est précisément cela qui confère à l’oeuvre une dimension performative. Mais ne faut-il pas plutôt intégrer cette complexité de l’oeuvre elle-même au lieu de l’évacuer ? Bref, il ne suffit pas de préserver le code-source d’une oeuvre, ni même ses différentes versions, pour la conserver.

Le point de vue pragmatique

Quand une oeuvre d’art numérique est « malade », il existe plusieurs manières de la « guérir ». Le programme peut être émulé, en fabriquant un logiciel permettant de lire un programme informatique qui ne pourrait être lu avec un ordinateur et un système d’exploitation actuels. Cette méthode est largement utilisée par des structures telles que Rhizome (pour la Net art Anthology) ou l’Internet Archive pour le jeu vidéo en ligne. D’autres méthodes existent comme la simulation, la virtualisation, la cultivation,
l’encapsulation et le portage. Il ne s’agit pas ici de dire qu’il existe de « bonnes » ou de « mauvaises » méthodes. Mais il n’est guère plus pertinent de les considérer toutes comme « égales ».

D’un point de vue pragmatique, plusieurs critères permettent d’en mesurer les avantages et les inconvénients. Le critère économique, en premier lieu, qui s’applique dans un contexte institutionnel, dès lors qu’il s’agit de restaurer une oeuvre. Il faut alors évaluer les coûts initiaux de la restauration et surtout les coûts récurrents (par ex. : lorsque les données ou le matériel doivent être traités de manière régulière). Le critère technique, ensuite, qui est surtout, de ce point de vue, un critère d’efficacité. C’est celui des ingénieurs. Il s’agira de conserver l’intégrité des données, d’assurer l’évolutivité de la méthode de conservation, d’optimiser l’interopérabilité des logiciels et des matériels. Si vous confiez une oeuvre d’art « numérique » à un ingénieur, il trouvera toujours une solution efficace. Il pourra assez aisément, par exemple, remplacer un code obsolète par un autre. Enfin, il s’agira, toujours selon ce même point de vue, de savoir si telle ou telle action est historiquement et esthétiquement pertinente. Nous retrouvons ici les deux instances qui permettaient à Cesare Brandi [1963], le théoricien de la restauration, d’évaluer la qualité d’une restauration d’oeuvre d’art, à savoir le critère esthétique mesurant l’effet sur la sensibilité et le critère historique mesurant la correspondance de la restauration avec sa « vérité » historique.

Muni de ces quatre critères économique, technique, esthétique et historique, un conservateur-restaurateur pragmatique pourra évaluer la meilleure méthode de conservation adaptée à chaque oeuvre. Il choisira en sachant par exemple que la migration permet une interopérabilité forte tandis qu’elle provoque une perte importante de sens historique ou que l’émulation garantit un fort respect de l’intégrité des données puisque le code de l’oeuvre n’est pas touché mais induit une perte de sens esthétique (notamment avec une différence notable quant à la luminosité de l’écran ou aux couleurs) ainsi qu’une interopérabilité très faible. Il n’oubliera pas, tout au moins nous l’espérons, que l’émulation soulève un problème important touchant à l’évolutivité de la lecture des données, car il faut rapidement remplacer l’émulateur par un autre émulateur.

Bien qu’elle possède une certaine efficacité au regard de la logique patrimoniale des institutions, qui consiste à faire en sorte qu’une oeuvre fonctionne coûte que coûte (ou plutôt à moindre coût), l’approche pragmatique ne permet cependant pas de trancher. Or c’est bien ce que nous recherchons, savoir ce qu’il faut faire lorsque nous avons à restaurer une oeuvre d’art « numérique ». Pourquoi, par exemple, faudrait-il préférer l’intégrité des données à l’interopérabilité ? Ceci nous conduit donc à chercher un autre critère, qui ne fasse pas appel à la notion d’oeuvre en général, ou à une quelconque catégorisation esthétique, mais repose sur une détermination aussi complète et juste que possible de la matière même de ce que nous appelons « numérique ».

D’une manière générale, nous pourrions d’ailleurs remarquer que plus une méthode tend vers une conception immatérialiste de l’oeuvre, autrement dit plus elle considère que l’oeuvre est d’abord un concept, ce qui autorise l’émulation d’une oeuvre sur un ordinateur actuel ou sa ré-interprétation, plus les instances brandiennes font l’objet d’une distinction étanche – il s’agit par exemple, dans le cas de la ré-interprétation, de subsumer la technique et l’ historique à l’esthétique (ou si l’on préfère aux effets). En revanche, plus ces trois instances sont articulées, dans toutes leur complexité, plus nous sommes en présence d’une approche matérialiste. Les matérialités numériques sont complexes et cette complexité rend inopérante autant l’approche pragmatique qu’une réduction d’une
oeuvre numérique à son code.

De la complexité des matérialités numériques (conclusion)

Revenons à l’analogie entre le vivant et le numérique, ou plutôt à la comparaison entre le code ADN et le code informatique. Celle-ci reflète une certaine confusion quasi-lamarckienne sur la nature des deux codes. À la différence du code ADN, le code informatique est écrit dans des langages qui véhiculent une culture, ce que l’ADN, à moins d’être lamarckien (contre Darwin), ne fait pas. Ici est une première limite de la théorie de la ré-interprétation. Il ne s’agit pas seulement de dire qu’une oeuvre d’art numérique naît dans un contexte particulier, mais il faut dire aussi que la langue dans laquelle elle est écrite porte en elle une « charge » culturelle. En d’autres termes – et cela concerne aussi d’autres méthodes de préservation, comme la migration, le fait de ré-interpréter du code source, en le traduisant par exemple dans un environnement logiciel considéré comme plus stable, ou tout au moins plus actuel, est en soi un acte de destruction qui contribue à rayer une langue de la carte culturelle, c’est-à-dire un monde.

Il est vrai que le code d’une oeuvre n’est jamais complètement obsolète, dans la mesure où tout langage se réduit à des zéros et des uns, qui se traduisent in fine par une différence de tension électrique au sein du processeur. En droit, il peut, moyennant quelques opérations, demeurer lisible par n’importe quel ordinateur. Mais le temps de la programmation en langage machine, ou même en Assembleur, est révolu. Une oeuvre programmée, a fortiori une oeuvre en réseau, est un empilement de programmes et de langages. Au sein même de l’ordinateur, en tant que machine d’écriture, dans l’interaction entre le langage humain et le langage des machines numériques, il existe une série de couches, et donc de conditions de possibilités d’écriture. La dernière couche la plus élevée, ce que nous appelons l’interface, l’image, le son, etc., est purement superficielle. Elle correspond à l’écran et aux hauts-parleurs, à ce que ce nous entendons, voyons ou touchons. Penser que l’oeuvre se réduit à cet effet sensible est une erreur. À proprement parler, l’image numérique, comme le logiciel, n’existe pas [KITTLER, 1993].

Dans un message adressé à la liste, le conservateur-restaurateur Mark Hellar insiste sur le fait que « sauver » Agent Ruby, une oeuvre Internet de l’artiste Lynn Hershman Leeson, a consisté aussi et surtout à sauver les langages de l’oeuvre « derrière l’interface » [HELLAR, 2016]. Mais sauver les langages ne suffit pas. Dans le fil des discussions, Johannes Birringer relève de façon très pertinente que le nom de domaine d’origine de l’Agent Ruby (agentruby.com) est aujourd’hui à vendre. Une oeuvre numérique en réseau est non seul ment constituée de couches d’écritures mais aussi de conditions industrielles. Une oeuvre d’art numérique n’est pas une oeuvre simplement à composante technologique. Jadis le sort des oeuvres d’art dépendait des événements politiques ou religieux. Il dépend aujourd’hui des stratégies industrielles, économiques, juridiques, géopolitiques, etc… Pensons par exemple aux oeuvres du Net qui sont liées, soit par une API, soit directement à Facebook, Google, Instagram, Twitter etc. [GUEZ 2017, SOON 2017, STRICOT, 2018]. Conserver le code et en préserver les effets sensibles ou conceptuels (ce qui pourrait être « la part de l’art ») ne suffit pas. L’écriture de l’oeuvre dépend de forces qui font sa signification et qui, en disparaissant, la font en quelque sorte mourir. C’est pourquoi plutôt que de parler de contexte, nous préférons parler d’écosystème média-technique. Celui-ci n’est pas synonyme de contexte, mais caractérise plutôt un système d’interactions matérielles qui donne à l’oeuvre sa signification. Il sert aussi de critère unique permettant de mesurer toute la complexité numérique d’une oeuvre donnée.

C’est la raison pour laquelle nous soute nons, comme Mark Hellar et bien d’autres (au ZKM de Karlsruhe, par exemple), la nécessité de restaurer l’oeuvre en conservant son écriture, ce qui, pour PAMAL, suppose de conserver les machines d’écritures avec lesquelles elle a été écrite et avec lesquelles elle doit être lue. En restaurant l’oeuvre, nous conservons des langages, des savoirs-faire techniques, des usages etc. On n’écrit pas avec un Apple II comme avec un Mac Book. On ne se connecte pas au réseau avec un Minitel comme avec un mobile. Ne pas perdre ces savoirs permet aussi de les transmettre et d’enrichir les possibles technologiques du futur.

Rien ne dit que l’histoire est linéaire, rien ne dit les technologies ne connaissent pas des résurgences sous une autre forme, rien ne dit que le Minitel n’est pas l’avenir de l’Internet. Peut-être l’est-il déjà ?

Nous avons appelé « médiarchéologique » cette méthode , car elle a de nombreux points en commun avec la théorie de l’archéologie des média.

Cette méthode suppose de conserver, dans l’empilement des conditions d’écriture et de lecture du code, les conditions les plus basses, jusqu’au coeur du hardware lui-même, jusqu’à l’infrastructure elle-même, tout au moins tant qu’il est possible de le faire. Dès que les couches matérielles de l’oeuvre (sa structure matérielle, des logiciels de surface à l’infrastructure) ne peuvent plus être conservées, il devient alors nécessaire de penser, non pas à la mort de l’oeuvre, mais à la raison pour laquelle nous pouvons penser qu’elle est morte. Ceci ne signifie pas de la faire tomber dans l’oubli, mais d’imaginer une manière de l’exposer qui dresse le récit de cette mort de l’oeuvre. Et cela passe par une reconstruction, même lacunaire, de l’oeuvre.

En définitive, le diagnostic est le même chez les partisans de l’émulation ou de la ré-interprétation et chez les médiarchéologues. Mais ce n’est pas parce que l’art est aujourd’hui lié à l’industrie comme jamais, que l’on peut réduire une oeuvre numérique à un concept, à une partition ou à ses effets sensibles. La théorie des médias variables n’échappe pas à une certaine forme d’idéalisme historique, à moins qu’il ne s’agisse d’une résignation stoïcienne sur les mutations historiques. Si avec elle nous partons du même constat, nous n’en tirons pas les mêmes conclusions. À vrai dire, la question n’est pas de savoir comment « actualiser » Brandi, qui opposait l’art à l’industrie, ou les doctrines classiques et modernes de la conservation-restauration, mais de relire le concept même d’histoire et de patrimoine à l’aune des conditions de productions de l’archive, grâce à laquelle l’ histoire est construite [GUEZ, 2017] . Or ces conditions ne sont rien d’autres que les média eux-mêmes, dont c’est juste ment la fonction. Et celle-ci n’a rien de neutre. À la suite de Michel Foucault [1966] d’abord (une époque se saisit archéologiquement par une analyse du discours propre à une époque donnée), puis de Friedrich Kittler [1985 ; 1986] (le discours – l’archive – est lui-même conditionné par les média techniques), la notion d’ histoire, qui est corrélée à l’écriture, ne peut plus être pensée comme Hegel, ou Marx, ou encore l’école de Francfort le pensaient, dès lors que cette écriture relève aujourd’hui elle-même de machines industrielles. Ainsi les théories de la conservation-restauration en général ne font ja mais qu’exprimer les méthodes d’archivage de leur époque. Si l’on se penche médiarchéologiquement sur la série des conditions de possibilités de l’écriture depuis les années 1990, qui, par conséquent définissent cette époque, on ne peut que constater qu’elle n’a rien de conceptuel ni même de symbolique, qu’elle est au contraire éminemment matérielle, médiatechniquement et physiquement. Il ne nous reste alors qu’à chercher à comprendre, par la reconstruction des oeuvres numériques, la nature de l’action matérielle des média sur l’histoire elle-même.